La banalisation de la prostitution nous concerne toutes et tous

Intervention devant le Sénat de Madame Ana-Luana Stoicea-Deram sociologue et formatrice en politiques sociales et familiales, membre adhérente de l’Amicale du Nid, le 3 avril 2015.

 


 

Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs,

 

Je vous remercie d’ouvrir cet espace de contribution aux citoyen-ne-s, afin d’accueillir des opinions sur l’opportunité de la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.

 

Si je me permets de vous soumettre mes réflexions à ce sujet, c’est parce qu’il m’arrive régulièrement d’entendre évoquer des situations en rapport avec ce phénomène, sans pour autant que ce dernier soit questionné, ni identifié comme potentiellement dangereux, par les acteurs qui font face à ces situations.

 

En tant que sociologue et formatrice en politiques sociales dans un institut de formation en travail social, il m’arrive souvent de retrouver, dans les situations rencontrées par les étudiant-e-s auprès desquel-le-s j’interviens, des faits assimilables à de la prostitution. Or, le plus souvent, je m’aperçois que soit les étudiant-e-s les évoquent en les banalisant, et en ignorant totalement les aspects néfastes de cette activité, soit ils/elles en rendent compte pour exprimer leur trouble devant les attitudes des professionnel-le-s par rapport à la prostitution. Dans les deux cas, il est grave de constater aujourd’hui que, pour beaucoup de travailleurs sociaux, la prostitution est une activité comme une autre, ou bien une activité répréhensible mais nécessaire. Bien évidemment, celles et ceux qui interviennent dans des structures spécialisées dans l’accompagnement des femmes, et notamment des femmes victimes de violences, ont une autre vision des choses.

 

Quelques exemples seulement, pour illustrer la banalisation de la perception de la prostitution :

 

  • Dans une maison d’enfants à caractère social, le chef de service, excédé par le comportement d’un des adolescents accueillis au foyer, finit par enjoindre à l’éducateur référent de donner à celui-ci l’argent pour « aller voir une pute ». La prostitution est un service comme un autre, le rapport marchand induit de la sorte est cautionné par l’institution. Ma question de savoir si le même « service » serait payé à une adolescente du foyer, a suscité d’abord l’incompréhension des étudiant-e-s : le sexe est un besoin des hommes. Et il vaut mieux lui payer « ça » de temps en temps, plutôt que d’avoir à gérer ses débordements
  • Dans le bureau d’une assistante sociale, à la fin d’un entretien long et pénible avec une dame, une fois celle-ci partie, la stagiaire assistante de service social interroge la professionnelle. Celle-ci lui répond que de toute manière, si cette dame veut arrondir ses fins de mois, elle sait fort bien ce qu’il lui reste à faire, en laissant clairement entendre que le recours à la prostitution est une solution. Entre l’ouverture laborieuse de l’accès aux droits, la prise en compte de la réalité des publics accueillis en termes de capacités de compréhension, et le sentiment d’impuissance devant certaines situations, la perception des risques liés à la prostitution est souvent inexistante
  • L’équipe d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale est perplexe, car ne sachant que faire devant une situation qui semble installée : plusieurs parmi les femmes accueillies (pour avoir subi des violences) sont en train de se prostituer. Or, comme les débats publics parlent beaucoup de la prostitution comme d’un phénomène négatif pour les personnes qui la pratiquent, et étant donnée la grande fragilité de la plupart des femmes hébergées, l’équipe prend conscience de cette activité sans cependant savoir quoi en penser, ni quoi faire. Les formations dont ces travailleurs sociaux ont bénéficié n’avaient jamais abordé ce type de situation et encore moins les effets néfastes qui en découlent.

 

Si les travailleurs sociaux sont, dans leur immense majorité, des professionnel-le-s aguerri-e-s et motivé-e-s par une préoccupation réelle pour le bien-être des personnes accompagnées, il n’en reste pas moins qu’ils/elles ont besoin, régulièrement, de formations pour intégrer les apports de connaissances des phénomènes sociaux tels que la prostitution et l’exploitation.

Par ailleurs, il y a aussi ceux et celles qui semblent s’accommoder d’une vision basée sur la liberté de disposer de son corps et la liberté d’entreprendre – ce qui reviendrait à dire que la prostitution est un métier comme un autre. En tant que travailleurs sociaux, ils et elles doivent aussi accompagner les jeunes en difficultés sociales dans leur insertion sociale et professionnelle. Si la prostitution est un « métier » comme un autre, peut-on imaginer les éducateurs/trices spécialisé-e-s en train d’orienter les jeunes filles et les jeunes hommes entreprenant des démarches d’autonomisation, vers des stages sodomie ou fellation, comme alternative aux stages plomberie ou jardinage ?

 

Au-delà du risque de prostitution pour les populations les plus fragiles (qui sont aussi celles qui sont les plus exposées à cette activité), et des risques inhérents à cette activité, la banalisation de la prostitution nous concerne toutes et tous.

 

Peut-on imaginer une société où les chômeur-e-s se voient proposer des emplois prostitutionnels ? Où nous présenterons à nos enfants la prostitution, parmi les métiers qu’ils/elles pourraient exercer « quand ils/elles seront grand-e-s » ?

 

La prostitution est-elle vraiment un choix librement consenti ?

 

Si oui, comment se fait-il que la liberté de disposer de son corps en se prostituant, que défendent certain-e-s intelectuel-le-s, n’est pratiquement jamais exercée de cette manière par les enfants de ces personnes ?

 

Si pratiquer la prostitution résulte du choix anodin d’une activité professionnelle, comment se fait-il que l’on ne voit jamais personne dire qu’il ou elle a choisi entre être professeur-e d’université (ou réalisateur/trice, ou philosophe), et se prostituer dans le bois de Vincennes ?

 

Hélas, la prostitution est le plus souvent l’activité que finissent par pratiquer, par nécessité de survivre, des personnes dans des situations de grande fragilité.

 

En choisissant de lutter contre le phénomène prostitutionnel, vous ne vous tromperez pas.

 

Oui, la liberté de disposer de son corps est fondamentale. Mais elle doit pouvoir se faire dans le respect de ce corps, et dans le respect de la personne, ce que la marchandisation implicite dans l’achat d’actes sexuels annule.

 

Les mesures proposées par la loi que vous examinez seront bénéfiques aux personnes prostituées, et elles permettront également de renforcer la prise de conscience sur les effets négatifs du phénomène prostitutionnel, aussi bien au sein de l’opinion publique, que de la part des professionnel-le-s travaillant avec les populations en difficulté.

 

En vous remerciant de l’attention que vous aurez portée à cette contribution, je vous prie de recevoir, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, l’assurance de toute ma considération.

 

Ana-Luana STOICEA-DERAM