En cette rentrée littéraire, il est un livre dont tout le monde parle : la Maison, d’Emma Becker, ou le récit autobiographique d’une belle jeune fille de bonne famille qui s’est prostituée dans un bordel de luxe à Berlin pendant deux ans et livre la confession intime de ses rencontres tarifées. Emissions culturelles de premier plan, entretiens fleuves, prix littéraires, aucun honneur n’a été épargné à ce texte qui fascine l’élite intellectuelle française. Dans ce récit pourtant, aucune réflexion sur le système prostitueur ou les rapports de domination à l’œuvre, mais l’expression d’un «désir illimité» envers la gent masculine et la romantisation des escort-girls berlinoises, devenues de mythiques hétaïres s’offrant de leur plein gré à la convoitise masculine. Emma Becker raconte être entrée dans la prostitution pour assouvir sa curiosité, faire œuvre littéraire, et avoir touché au passage 5 000 euros par mois. Forte de son expérience idyllique dans un bordel de luxe, elle s’engage bien évidemment pour la légalisation de la prostitution en France. Charmés, les journalistes culturels français, bien souvent des hommes, s’arrachent cette superbe jeune femme blanche, bourgeoise et éloquente, qui construit l’image d’Epinal d’une prostitution choisie et vécue dans l’allégresse. Dans le même registre, on se souvient de Gala titrant sur le « conte de fées » de Zahia Dehar, devenue créatrice de mode, mannequin et actrice, comme si le fait d’avoir été livrée à l’âge de 16 ans aux désirs de nombreux footballeurs n’était qu’une étape initiatique normale dans la métamorphose d’une Cendrillon en princesse.

 

Dans ce tourbillon de féerie, on en viendrait presque à oublier certaines réalités têtues. Des études menées auprès de 1 969 prostituées durant plusieurs dizaines d’années aux Etats-Unis ont montré que leur moyenne d’âge de décès était de 34 ans, en raison non seulement des meurtres commis par leurs clients et leurs proxénètes, mais aussi des suicides, du sida, de la prise de drogues et d’alcool, et du développement de maladies psychiques majeures (John Potterat, 2003, Stuart Brody, 2005).

Toutes les études montrent qu’une écrasante majorité des prostituées (jusqu’à 90 %, étude de Mélissa Farley en 2003) ont été victimes d’agressions sexuelles, de viols ou d’inceste dans leur enfance. Ces études, relayées par l’OMS, montrent que le fait d’avoir été violée dans l’enfance ou l’adolescence est un facteur déterminant de l’entrée en prostitution, dans un schéma de reproduction des traumatismes subis. Les proclamations bravaches des quelques prostituées volontaires qui brandissent l’ultralibéralisme en étendard et défendent le droit de vendre son corps n’effacent pas les innombrables témoignages de médecins, psychiatres et psychologues travaillant au quotidien auprès des prostituées et racontant les blessures génitales, les corps fracassés, la prise de drogues, les phénomènes de dissociation et de haine de soi, la perte de tout plaisir sexuel et de toute libido, les dépressions et les suicides. Le système prostitueur est une machine de violence et d’exploitation, et toutes les paillettes qu’on jette autour d’Emma Becker et de Zahia Dehar occultent les corps des blessées et des tuées. Je me souviens de la souffrance qu’on lisait sur le visage de Nelly Arcan, ancienne prostituée, brillante auteure de Putain et Folle, qui s’est suicidée à l’âge de 36 ans.

 

L’affaire Epstein fait aujourd’hui scandale dans le monde entier : on découvre que des politiques, des businessmen et d’autres hommes éminemment puissants ont constitué un réseau planétaire d’escort-girls souvent mineures et parfaitement interchangeables, une cohorte de jeunes femmes anonymes assignées à l’assouvissement de leurs désirs. Mais de la pédophilie criminalisée à la prostitution légale, il n’y a que vingt-quatre heures d’intervalle, l’anniversaire des 18 ans. Deux ans après #MeToo, il faudra peut-être se demander s’il n’y a réellement aucun lien entre le sexisme, le harcèlement, les agressions et les viols, le fait que certains hommes se comportent comme si les femmes étaient des objets à la disposition de leurs pulsions, et la banalisation de la possibilité d’acheter le corps d’une femme comme une marchandise ordinaire aussitôt la majorité sonnée.

 

De tels succès interrogent aussi sur la place qu’on réserve aux femmes dans l’espace médiatique. Depuis des années, et tout particulièrement depuis la libération de la parole suscitée par #MeToo, des centaines de femmes courageuses prennent la plume et racontent la complexité de l’expérience féminine, le rapport au corps, au désir, au regard des hommes, à la maternité, à l’hypersexualisation du corps féminin et aux violences sexuelles. Filles, sœurs, mères, amantes, artistes, engagées, victimes, guerrières, elles présentent mille visages nuancés d’une féminité qui ne se réduit pas à être belle, désirable et docile. Ces témoignages ne reçoivent jamais l’écho que connaît aujourd’hui la Maison. Pour être reconnue comme écrivaine d’envergure, faut-il encore et toujours se construire en objet de désir, signaler sa disponibilité sexuelle et sa réceptivité aux fantasmes des hommes ? Un certain consensus culturel réitère encore et toujours le mythe de la « Pretty Woman », la prostituée pauvre devenue épouse d’un homme richissime. Peut-être devrions-nous nous interroger sur les conséquences de cette consécration de la prostitution comme voie royale vers l’ascension sociale et le succès. Des enseignants de banlieue ont raconté leur désespoir lorsque les jeunes filles ont commencé à écrire « escort » comme projet professionnel, « pour devenir une star comme Zahia ». Faut-il se faire pute pour réussir ? En choisissant de tels modèles, quel chemin ouvrons-nous aux jeunes femmes d’aujourd’hui ?