Pourquoi reconnaître les personnes prostituées comme victimes du système prostitutionnel

Geneviève Duché, Présidente de l’Amicale du Nid (2011-2017), Membre du CA de l’Amicale du Nid – 18 juillet 2015

 

 

La proposition de loi pour le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel a été votée en deuxième lecture à l’Assemblée Nationale le 12 juin 2015. Ce vote confirme la position abolitionniste de la France qui considère la prostitution comme une atteinte à la dignité des personnes, comme contraire à l’égalité entre les femmes et les hommes, et les personnes prostituées comme victimes du système prostitutionnel – un système fondé sur le patriarcat, sur l’assujettissement de beaucoup de femmes et d’enfants en situation précaire et leur assignation directe au plaisir masculin. Les acheteurs, proxénètes et trafiquants  sont des auteurs de violence encouragés par tous ceux, toutes celles qui souhaiteraient que la prostitution soit un métier comme un autre ; les personnes prostituées sont victimes de leurs actes.

 

La difficile prise en compte du fait d’accueillir et d’accompagner des victimes est enracinée dans une vision déformée de l’état de victime, une vision victimisante, à savoir renvoyant à une passivité, une attitude plaintive sans désir d’en sortir, ce qui revient à ignorer le sens de ce qu’est une victime en droit et ce qu’est le statut d’un sujet victime d’une violence intentionnelle ou pas.

 

« Les conséquences de cette expérience sont à la fois morales, psychologiques et relationnelles. Pendant des mois je me suis senti chuter. J’étais dans un fort état dépressif, je pleurais souvent, je prenais de la cocaïne. J’ai été victime physique et psychologique de la prostitution. Une victime concrète d’un monde concrètement très violent. Je n’ai pas été victime dans le sens de pleurnicheur mais j’ai quand même été la victime de la violence de cet univers » T., un homme ayant connu la prostitution.

 

Reconnaître une personne comme victime c’est reconnaître qu’elle est sujet de droit, droit à son intégrité, droit à ne pas subir de violences, droit à ce que soit reconnu le préjudice subi. Un préjudice c’est une atteinte, un tort.

 

Or des préjudices dans la vie d’une personne prostituée, il y en a : violences dans l’enfance et l’adolescence (abandons, éviction, homophobie, violences psychologiques et physiques, violences sexuelles dont inceste…), violence de l’exil, de l’errance et de la pauvreté, violence de la prostitution elle-même (rapports sexuels imposés, sans désir, soumission au système prostitueur par les coups et les viols, l’emprise des proxénètes, peur constante et présence constante du risque de mort, viols, violences physiques, injures par les clients, par ceux qui agressent les personnes prostituées dans la rue et sur les routes, violences policières etc.).

Rebecca Mott, écrivaine : « Les hommes qui m’ont menacée de me tuer -proxénètes ou clients- pensaient qu’il serait amusant de tuer une prostituée. On n’a cessé de me répéter qu’une pute qui se fait buter, tout le monde s’en fout, c’est comme se débarrasser d’un sac d’ordures… ».

 

Reconnaître une personne prostituée comme victime c’est lui permettre de ne pas retourner la culpabilité contre elle comme c’est souvent le cas ; les personnes prostituées expriment souvent leur dégoût d’elles–mêmes : le « je suis bonne qu’à ça ! » ou « c’est moi qui l’ai voulu, c’est normal je ne suis qu’une pute ». Elles se disent souvent coupables, coupables d’avoir choisi le départ de leur pays pour mieux vivre, de ne pas avoir pu dire non, de n’avoir pas su déjouer l’emprise, de priver leur famille, leurs enfants, d’argent (lorsqu’elles souhaitent sortir de la prostitution), de les exposer à un danger de mort si elles arrêtent ou qu’elles fuient ceux qui les ont mises en esclavage…, mais en fait qui est coupable ? Et pourquoi les personnes prostituées auraient-elles à subir violences et culpabilité ?

 

Situation connue pour les femmes victimes de violences conjugales et les femmes victimes de viols…, combien de fois les femmes victimes de viols sont considérées comme l’ayant cherché et combien de fois les femmes victimes de violences de la part de leur compagnon se disent coupables d’avoir provoqué sa colère et ses coups, répétant ainsi ce que leur dit ce compagnon violent ?

 

Reconnaître une personne prostituée comme victime c’est lui permettre de comprendre ce qui lui est arrivé, ce qui lui arrive, comment les traumatismes subis dans sa vie et par la prostitution la fragilisent et l’amènent à revivre sa souffrance. C’est lui permettre d’en parler et d’en faire l’analyse et ainsi de pouvoir entamer une reconstruction, à son rythme, avec la plupart du temps un accompagnement à plusieurs dimensions, psychologique, social et global. Cet accompagnement, essentiellement fait par des travailleur-euse-s sociaux-ales, permet de reconnaître les droits de la personne prostituée, de la considérer comme un sujet à part entière qui a affaire avec une histoire individuelle mais qui n’est pas la seule à subir ces violences inscrites dans un tout social marqué par la domination masculine et hétérosexuelle, les assignations de genre et les violences socio-économiques d’un système qui exploite et qui exclut les plus faibles.

 

Rebecca Mott, écrivaine : « Je suis une écrivaine britannique, survivante d’abus (agressions) sexuels dans l’enfance et de la prostitution. Une partie de la maltraitance que m’a infligée mon beau-père durant mon enfance a été la violence psychologique de me faire regarder de la pornographie hyperviolente. Combinées à la violence sexuelle qu’il m’infligeait, ces images me faisaient ressentir que je n’avais d’autre valeur que celle de servir d’objet sexuel à un homme et que le sexe était toujours associé à la violence et à la douleur. A 14 ans, je suis tombée dans la prostitution et elle était extrêmement sadique. Je ne m’en suis pas détournée car j’éprouvais trop de haine de moi-même pour y reconnaître de la violence et du viol…, j’avais l’impression que c’était tout ce que je méritais… ».

 

Reconnue comme victime, ce qui n’est pas un statut définitif mais une situation à un moment donné, la personne prostituée entendue dans sa difficulté et sa complexité d’être comme tout autre personne, doit pouvoir, -et être aidée à le faire par des thérapeutiques appropriées si c’est nécessaire-, comprendre comment à certains moments de sa vie elle a pris telle ou telle décision ; comment ces décisions apparentes n’étaient pas totalement libres ; comment son consentement apparent était sous influence ou extorqué par la violence d’une situation ou d’une emprise ; comment et pourquoi elle a pris des risques à un moment donné de sa vie ; comment et pourquoi elle a accepté de faire des passes pour donner de l’argent à un compagnon aimé ; comment elle a été poussée par la  misère à accepter les propositions de clients mais aussi pourquoi et comment elle a été prise dans une frénésie de gains d’argent souvent pour le donner ou pour se valoriser ; comment elle a été prise par le système agresseur et prostitueur ; pourquoi elle a nié sa souffrance et comment elle est arrivée à penser que sa souffrance pouvait être don pour servir les clients-prostitueurs en demande, pourtant à l’origine de son exploitation et des violences subies.

 

C’est à partir de cette parole, des réponses à ces questions que la personne, sujet-victime, pourra se construire une voie pour la reconquête d’elle-même, se construire des choix pour aller vers une autre vie.

 

Ce qu’elle a vécu en tant que personne prostituée et souvent avant en tant qu’enfant et adolescente, ne s’efface pas, ne s’oublie pas, mais peut, avec un accompagnement adéquat, être transformé en expérience et en force qui permettent de revenir au monde et d’y trouver une place qui fait lien et sens.

 

Enfin pour reconnaître socialement une situation de victime, puisqu’il s’agit de reconstruction personnelle et sociale d’une personne prostituée, faut-il encore que cette situation soit socialement définie et que les auteurs de la violence soient nommés, auteurs de l’inceste, auteurs des violences de toute sorte, clients de la prostitution, proxénètes, qu’ils soient nommés et sanctionnés et que la société, et le législateur qui en est issu, tirent les conclusions nécessaires au niveau juridique, social et politique.

 

Ce qui est le plus terrible pour les personnes prostituées, comme pour toute victime, c’est de vivre leur situation -qu’elles aient le sentiment de l’avoir choisie ou non- comme une situation normalisée, banalisée par une société qui leur donne la « fonction subalterne » d’être sacrifiée à la jouissance d’hommes désignés comme en manque et ayant des droits spécifiques.

 

La stigmatisation et l’injustice sont de leur attribuer la cause de ce système de violence en les enfermant dans une trajectoire totalement individualisée comme si ce qu’elles vivent était seulement de l’ordre du privé et du choix, alors que c’est le produit d’une organisation sociale et de rapports  sociaux spécifiques dans lesquels il y a ceux qui dominent et qui profitent de leur pouvoir pour exercer des violences et celles et ceux qui sont dominés.

 

Le fait d’être victime à un moment de sa vie ne signifie pas que l’on est victime à vie. Pour les personnes qui ont subi des violences de tous ordres,  parler et questionner le fait qu’on a subi des violences de la part d’autres humains permet de devenir le sujet de sa propre existence et de recouvrer son désir et son autonomie.

 

Être victime, être l’opprimée d’un rapport social violent, le dire et le dénoncer, ne signifie ni abandonner la construction de sa propre vie, ni ne se vivre qu’en victime. Les défenseurs de la prostitution, rejoints souvent par les antiféministes, reprochent sans cesse aux abolitionnistes de transformer les femmes en victimes et de les déposséder de leur volonté et de la maîtrise de leur vie. C’est exactement l’inverse que font les abolitionnistes en exigeant que soient reconnues l’oppression et l’emprise et d’en libérer les victimes.

 

L’accompagnement des personnes soumises à des violences réclame de prendre le contrepied de la stratégie « agresseur »  :

  • contre l’isolement, travailler sur le lien social,
  • contre la dévalorisation, valoriser les capacités et les compétences,
  • contre la culpabilité, accompagner à analyser parcours et contraintes,
  • contre la peur, assurer les conditions de sécurité,
  • contre l’impunité de l’agresseur, exiger la justice,
  • contre le secret, favoriser l’émergence de la parole.

 

Cette parole il faut souvent la faire advenir, aller la chercher au plus profond ou dans ce qui est anesthésié, caché, par l’état de traumatisme et de dissociation.

 

 

Geneviève Duché

Présidente de l’Amicale du Nid de 2011 à 2017

Membre du CA de l’Amicale du Nid