Culture ou culture du viol ?

12 décembre 2019

 

Nausée ce matin à la lecture de cette annonce : Emma Becker, prix Roman des étudiants France Culture-Télérama[1] 2019 pour « La Maison », avec le soutien donc, du ministère de l’éducation, de la recherche et des universités.

 

Dans le commentaire des organisateurs qui ont sélectionné les livres à soumettre au vote des étudiants : « En fait, Emma Becker se sent alors à sa place dans cette maison qui devient la sienne. Elle cherche à garder sa lucidité, ne se prend pas pour une poétesse qui chercherait à explorer l’intimité des corps. Elle s’efforce de ne pas déraper vers une « glamourisation » du métier – reproche qu’ont adressé à son livre certains collectifs féministes ».

 

Non, elle fait simplement gagner beaucoup d’argent aux éditeurs, obtient une tribune dans les librairies et le « monde de la culture » de l’hexagone » et renforce l’idée que la prostitution peut être une expérience et un travail comme un autre. Cerise sur le gâteau, les étudiants aiment son « roman », celles et ceux (on aimerait connaître la proportion des garçons et des filles ayant voté pour ce livre) qui pour partie auront à éduquer des enfants et des adolescents et à prendre en charge leur éducation sexuelle et à l’égalité si toutefois le ministère de l’éducation s’intéresse encore à ces problèmes.

 

Dans l’émission « La grande librairie » où elle est évidemment très vite invitée lorsque sort son livre,- pourquoi se priver d’une expérience juteuse et excitante ?- elle montre sans aucune gène son ignorance du mouvement « metoo » et de sa portée. En fait elle était ce soir là un exemple parfait de ce que construit et représente l’oppression des femmes, un alignement sur les désirs des dominants, une abdication des vrais choix et de la liberté.

Comment des féministes pourraient ne pas réagir ?

 

Un commentaire encore de ces institutions de la culture que sont dans ce pays France-Culture et Télérama : « Les dernières pages montrent en fait à quel point les frontières entre hommes et femmes se confondent et disparaissent, comme si la romancière refusait de choisir, de juger. S’éloignant alors sur la pointe des pieds… ». Oui, on l’avait remarqué ! Aucune conscience de la double domination mise en oeuvre dans la prostitution : la domination par l’argent et la domination masculine. Hommes et femmes se confondent, le rapport social de sexe n’existe pas et la violence sexuelle et sexiste qu’est la prostitution ou le système prostitutionnel est déniée. Tout va bien ! le trafic et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle pourra se poursuivre en particulier dans ce pays, l’Allemagne, qui est le plus grand bordel d’Europe, où les proxénètes et trafiquants ont rang d’entrepreneurs efficaces, où les bordels affichent des soldes, deux pour le prix d’une, des prix discounts pour les retraités et les chauffeurs de taxi qui les accompagnent, des forfaits tout compris avec consommation à volonté, pratiques dégradantes et violences à volonté, celles des clients envers les prostituées[2].

Pourquoi se poser des questions ? Les femmes ne sont-elles pas  simplement des objets sexuels….les faiseurs de bénéfices et d’audience (une surprise tout même pour la présence de Télérama dans ce jeu !) ne se posent pas la question du rôle et de l’effet de leur promotion de ce livre alors qu’ils sont dans un pays abolitionniste depuis 1960 où la prostitution est reconnue comme violence envers les femmes et où une loi[3] non seulement met à disposition des victimes du système prostitutionnel des aides pour en sortir mais interdit le fait d’acheter un acte sexuel.  A se demander d’ailleurs s’il n’y a pas ici, encouragement au proxénétisme et à l’achat d’actes sexuels ?

 

Est-ce là leur façon de se venger de cet interdit ? Est-ce là leur façon de réagir à cette formidable parole individuelle et collective, à cette formidable colère des victimes innombrables de la violence masculine qui jaillissent aujourd’hui par tout où l’expression des femmes est « autorisée », dans les pays dits démocratiques ?

 

Il est vrai qu’un chroniqueur célèbre sur cette radio surévaluée a pu se permettre de déplorer la marche vers l’égalité entre les femmes et les hommes qui allait éradiquer la « Culture ». Oui mais éradiquer la culture du viol qui semble tant plaire à ce monde si particulier, cinéma, littérature, arts plastiques etc. Même chroniqueur qui ne tient pas ses nerfs alors que la panique le prend, celle de perdre ses avantages, lorsqu’une féministe analyse les viols et les féminicides…

 

Dans ce pays, » pour être reconnue comme écrivaine d’envergure, comme l’écrit Francine Sporenda, faut-il encore et toujours se construire en objet de désir, signaler sa disponibilité sexuelle et sa réceptivité aux fantasmes des hommes? »  « Faut-il écrire que les vraies femmes sont celles qui sont au service des hommes ». Que ça doit leur faire plaisir à ces derniers ![4] Cinquante ans de lutte pour l’égalité et l’émancipation du système patriarcal passés aux oubliettes ?

 

Que l’autrice en question ait ses raisons pour avoir fait cette « expérience », certes.  On ne peut que souhaiter qu’elle n’ait pas été produite par quelques difficultés sociales et personnelles profondes et qu’elle ne laissera pas trop de traces. Parce qu’après tout nous ne connaissons pas grand-chose de cette femme qui a ses vulnérabilités et qui est peut-être une victime[5].Nous ne savons pas non plus si le séjour dans cette « maison » a été réel.

 

Mais constatons que les témoignages des victimes de la prostitution et de la traite des êtres humains ne reçoivent jamais le même écho que la réussite sociale d’une jeune-fille de 16 ans après son viol par des sportifs de haut niveau, qui va orienter vers l’enviable destin d’escort des jeunes filles paumées et vulnérables.

 

Pourtant leurs témoignages de survivantes sont clairs :

 

Andrea Dworkin[6] : « La prostitution qu’est-ce que c’est ? C’est l’utilisation du corps d’une femme pour du sexe par un homme. Il donne de l’argent, il fait ce qu’il veut. La prostitution n’est pas une idée… c’est la bouche, le vagin, le rectum, pénétrés d’habitude par un pénis parfois par des mains, parfois par des objets pénétrés par un homme et un autre et encore un autre et encore un autre… voilà ce que c’est ».

 

Laurence[7] prostituée à l’âge de 17 ans dans la rue Saint Denis à Paris par un réseau de proxénètes, avait jusqu’à 30 clients par nuit. « Une expérience insoutenable, écrit-elle, j’ai ressenti la prostitution comme un viol ou plutôt des viols incessants, comme la destruction et l’anéantissement d’une partie de moi-même ».

 

Une autre survivante du système prostitutionnel, Fatima, écrit : « même si on nous donne de l’argent pour nous violer, cela reste un viol ».

 

Rachel Moran[8] fondatrice du Mouvement des Survivantes : « quand les gens me posent des questions sur la violence dans la prostitution, je crois qu’ils sont à côté du vrai enjeu. Ce que ne comprennent pas ces personnes c’est le fait que l’acte lui-même est violent, que même l’homme le plus gentil qui ait touché mon corps était violent. Et d’une certaine façon c’était pire parce qu’il était plus malhonnête que celui qui me frappait à la tête et qui au moins me disait ce qu’il pensait de moi ».

 

Combien d’émissions et de papiers sur ces livres ?

 

Les prostituées ont inspiré, ont fasciné beaucoup d’écrivains et d’artistes  peintres des 19ème et 20ème siècles, dans les nuits de promiscuité en cabarets, dans les nuits de bohème ou dans les milieux où se pavanaient les courtisanes, affichant par leurs atours et hôtels particuliers, la richesse de leur souteneur et qui, parfois, mouraient dramatiquement de tuberculose ou de syphilis. On retient souvent de ces œuvres, la rutilance des couleurs, les lourdes tentures rouges des maisons closes, les alcools et les verres, les fracs des hommes guindés dans leur col rigide, leur regard égrillard qui trie et jauge,  et la nudité des corps offerts. Approchons-nous et regardons de plus près pour observer aussi les chairs blafardes et tristes, les regards perdus ou éteints, les maquillages outranciers qui peuvent cacher quelques marques de violence, les yeux cerclés de noir[9]. Essayons de comprendre ce que sont vraiment et le système prostitutionnel, et la culpabilité, la honte et la haine qui habitent les victimes de cette activité, peut-être une des plus anciennes du monde parce que produit d’un système tout aussi ancien, celui de la domination masculine. Cela éviterait à un organisateur de l’exposition de Toulouse Lautrec, un peintre qui appartenait à l’aristocratie et fréquentait beaucoup les prostituées, de déclarer récemment sur France Culture encore une fois « dans le monde du plaisir les barrières tombent ». Aucune analyse, aucun recul! ah oui ? Les barrières tombent entre des femmes assignées à des bordels pour survivre et en soumission à des proxénètes et à des aristocrates ou bourgeois en haut de forme, pleins d’argent et de morgue ?  Et le monde du plaisir, quel plaisir et pour qui ? et cette suffisance et ce déni au 21èmè siècle !

 

Si nous n’écoutions plus France Culture, si nous ne lisions plus Télérama,

Perdrions-nous vraiment quelque chose ?

 

Geneviève Duché

Féministe abolitionniste

 


[1] Lancé il y a sept ans avec le soutien du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, le prix du Roman des étudiants France Culture – Télérama récompense chaque année un roman écrit en langue française

[2] En Allemagne cependant des féministes, des personnels soignants, des militant.e.s des droits humains réclament un changement de régime de la prostitution et la fermeture des « entreprises de prostitution ». En particulier des psycho thérapeutes et trauma thérapeutes comme la docteure Ingeborg Kraus montrent les effets destructeurs de la situation de prostitution  son cumul et son continuum de violences.

[3] Loi du 13 avril 2016, n°2016-444 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées

[4] Précisons tout de même que certains hommes comme ceux par exemple qui appartiennent à zéro macho militent pour l’abolitionnisme mais beaucoup, beaucoup trop se taisent.

[5] Voir l’analyse de ce qui produit la prostitution, une violence sexiste et sexuelle et ses effets sur les victimes dans mon livre : Une analyse féministe et abolitionniste du système prostitutionnel, 2016, mis à jour en 2019, Ed. Persée. Versions brochées et ebook.

[6] Son livre : Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, 2015, préfacé par Christine Delphy, Ed. Syllepse

[7] Son livre : Renaître de ses hontes, 2013, Ed. Le Passeur.

[8] Son livre : Paid for, 2013, Ed. Gill et Macmillan.

[9]Voir les tableaux du peintre Chabaud, 1882-1955.