N’oublions pas la lutte contre le système prostitutionnel, exigeons l’application de la loi !

Un article de Geneviève Duché, présidente de l’Amicale du Nid de 2011 à 2017, paru sur le blog Entre les lignes entre les mots, le 22 février 2018.

 

« Chaque fois que vous croyez les mots d’une femme prostituée, chaque fois que vous signez une pétition pour un vrai changement dans le commerce du sexe, chaque fois que vous refusez le mot « travail du sexe », chaque fois que vous parlez en faveur des personnes prostituées, chaque fois que vous faites changer les lois, chaque fois que vous travaillez avec les femmes prostituées qui vivent avec le traumatisme, vous prenez une immense part pour redonner espoir aux femmes et aux filles qui avaient oublié que l’espoir existe. » Rebecca Mott, survivante de la prostitution, écrivaine.

 

Nous sommes en train de vivre un moment très fort des luttes féministes en tout cas dans quelques pays dits riches, moment où l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles privées et publiques, dans les entreprises, dans l’exercice des professions, dans les partis politiques ou dans la rue est attaquée par les témoignages courageux des femmes victimes de ces violences et fortes de leur volonté de ne pas le rester. Nous sommes toutes, et partout, concernées. Dès les débuts des luttes féministes des années 1970 nous avons dénoncé cette violence de la rue où nous ne pouvions être libres et tranquilles, nous avons dénoncé les harcèlements, le sexisme, nous nous sommes battues contre les violences dans le couple et le viol et beaucoup de militantes ont continué dans des associations efficaces, fierté du mouvement féministe mais qui manquent cruellement de moyens : « Il n’y a jamais d’argent pour les femmes ». Au fil du temps, peut-être avec la croyance que tout était gagné en France, que des lois votées suffisaient et que les institutions de la République avaient fait leur, enfin, l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes, les mobilisations et les luttes ont été moins présentes. Beaucoup de femmes, cependant, se sont émancipées et ont ouvert leurs horizons, ont assumé et assument leur liberté et leur engagement professionnel. A quel prix pour certaines ? Beaucoup d’entre elles ont vécu et vivent, à l’université, dans la vie professionnelle, les harcèlements et les chantages et ce dans la solitude face à la perversité des auteurs de violence, dans le déni et la brusque cécité de leur entourage, leur santé souvent détruite par ces violences.

 

Très nombreuses aussi sont celles qui ont souvent cumulé et cumulent emploi non qualifié et précaire et charges domestiques et familiales. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à être en situation de pauvreté et ont les enfants à charge partout dans le monde. Cette situation les rend encore plus vulnérables à la domination masculine et en particulier à la traite et à la prostitution.

 

Les avancées en France sont là, certes, au travail, en politique, dans le domaine de la sexualité et de la maîtrise de son corps, mais insuffisantes. Les luttes ont été relancées il y a quelques années par des mouvements de femmes jeunes, politisées souvent, plus adaptées aux nouvelles technologies, plus libres encore de parole et d’action et qui constataient régression, souvent, et résistances de leur entourage masculin. Des députées, des sénatrices et des ministres, plus nombreuses aujourd’hui, ont fait aussi en sorte que les institutions bougent, que les lois changent. Mais le backlash est toujours possible tant que les hommes n’auront pas questionné le mythe de la virilité, et le poids d’une éducation sexiste, tant qu’ils ne déconstruiront pas avec nous ce rapport social de sexe qui infériorise et assujettit les femmes et qu’ils maintiennent par leurs violences symboliques, psychologiques, physiques et sexuelles comme l’expliquait Francoise Héritier. Bravo à ceux qui ont écrit une tribune pour le dire, se responsabiliser et chercher, on l’espère, une autre voie pour eux. Nous n’avons pas besoin d’hommes qui se disent féministes, nous assumons totalement le combat pour notre émancipation et l’égalité. Mais nous ne pourrons pas aller jusqu’au bout et réaliser l’émancipation de tous et toutes si les hommes sont dans le déni ou clairement dans la réaction et le masculinisme. Il faut donc qu’ils changent les processus de construction de leur identité, de comportements, qu’ils cessent d’exercer leur domination et de maintenir leur appropriation des femmes sur le mode privé (violences dans la famille, esclavage sexuel…) ou collectif (harcèlements, prostitution, viol…). Il faut qu’ils contribuent avec nous à changer radicalement les institutions. Et ce ne sont pas quelques lignes dans un programme ou un budget public ridicule qui y suffiront. Nous exigeons donc des faits, un changement profond de leur part et l’abandon de la norme hétérosexuelle.

 

Il est dommage que certaines femmes puissantes et écoutées confondent désir, séduction et sexualité avec marchandisation, violences, insultes et harcèlement. Comme nous toutes, elles ont été formatées par une éducation sexiste. Elles sont manifestement amenées à résoudre leur dissonance cognitive par rapport à leur vécu en défendant les hommes ou en énonçant qu’elles n’en ont pas souffert, que ce n’était rien ou que c’était le signe positif de leur capacité de séduction. Effectivement, elles n’ont pas été et ne seront pas seules à passer outre, à passer leur chemin, à mêler rage au cœur et sentiment d’être flattée dans leur « féminité », à taire les agressions et prendre sur elles pour s’en protéger ou pour céder… Selon l’intensité, la durée et l’intentionnalité des violences nous sommes plus ou moins touchées, plus ou moins impactées, plus ou moins en colère mais nous sommes toutes concernées, c’est cela aussi notre force ; cela nous permet de comprendre le système de rapport sociaux de sexe qu’il faut briser et de le faire ensemble. Cela nous oblige à refuser un « féminisme » néo libéral ou libertarien qui transforme notre idéal d’émancipation et d’égalité en simple rattrapage des droits qu’ont les hommes (les droits de l’homme !), qui ne pense la liberté que confinée à l’espace marchand ou qui la confonde avec la réalisation de quelques fantasmes ; un « féminisme » qui justifie les violences sexuelles en prônant l’érotisation au travail (milieu du cinéma ou autre), qui protège le proxénétisme et les trafiquants en théorisant la prostitution comme ultime liberté ou comme profession à valoriser, ce « féminisme » – combien il est difficile d’écrire ce mot à son propos – renforce et reproduit la domination.

 

Alors, en ces temps de mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles, n’oublions pas la violence qu’est la prostitution, au fondement du patriarcat, et son corollaire, la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.

 

Ne donnons pas raison par notre silence à ceux qui prostituent, les prostitueurs, proxénètes et clients, qui transforment les femmes en marchandises, en objet de jouissance, en instrument d’exercice de la domination. Double domination, par l’argent et masculine qui annihile les victimes, qui tue.

 

Laurence Noëlle l’écrit (dans son livre Renaître de ses hontes, 2013) : « Je ressens encore physiquement l’écœurement qui m’a envahie alors que ce pervers me léchait tout le corps en éjaculant. Je n’avais qu’une envie le tuer. Pourtant j’ai fait le choix inverse je me suis tuée. J’ai fait la morte ».

 

La prostitution n’est-elle pas un viol tarifé ?

 

Laurence l’exprime clairement : « moi qui ai vécu la prostitution, je l’ai ressentie comme un viol, ou plutôt comme des viols incessants ; comme la destruction et l’anéantissement d’une partie vivante de moi-même. Mon vécu n’a fait que renforcer ma honte d’exister ». Fatima autre survivante de la prostitution, le dit aussi « même si on nous donne de l’argent pour nous violer, cela reste un viol »

 

Oui ! La prostitution c’est cela, des actes sexuels subis donc des viols successifs quelle que soit la contrainte qui a placé les victimes dans l’emprise des prostitueurs. Est-ce tolérable et qui peut justifier cela ? La prostitution est une entreprise de destruction des femmes.

 

Que des associations qui se disent féministes, des militantes qui luttent contre les violences faites aux femmes cessent de refuser d’y inclure la prostitution ! Lorsqu’une femme est harcelée sexuellement par son patron ou par un individu qui prend un pouvoir quelconque sur elle et qui peut la menacer de ne pas avoir ou de cesser d’avoir une place, un emploi, une réponse à ses problèmes, lorsque cette femme ne résiste plus à son harceleur, y-a-t-il une grande différence avec la situation de prostitution ?

 

Lorsqu’une femme victime de violence conjugale est paniquée à l’idée de partir, de tout perdre dont son logement et le peu d’argent qui la fait vivre, dit-on que la situation de violence conjugale est un choix ? Cherche-t-on à aménager la situation de façon à réduire le danger, à laisser la personne sous la domination de son conjoint ? Non ! On fait tout pour que la victime trouve la force de sortir de l’emprise et de cette violence.

 

S’indigne-t-on d’une loi ou d’un projet de loi qui pénalise le conjoint violent, le harceleur ?

 

Lorsque une association internationale de médecins est obligée d’avouer l’existence de comportements de harcèlement de la part de certains bénévoles et d’interdire la demande de paiement en nature aux femmes auxquelles des secours et des soins sont proposés, ne sommes-nous pas dans les comportements de domination du prostitueur ? Et qui, normalement constitué.e, ne s’indigne pas de ces comportements ?

 

Pourquoi ne pas vouloir comprendre qu’il est nécessaire de pénaliser et les proxénètes et les clients, ces derniers commettent une violence sexuelle, un acte sexuel imposé et sont à l’origine du système prostitutionnel, ils constituent la demande de ce marché que les trafiquants disent moins dangereux pour eux que les autres trafics et avec « une marchandise » facilement renouvelable.

 

La construction mentale de l’existence, dans la prostitution, d’un contrat, d’un marché comme parfaitement légitimes, voile sa violence, dénie l’acte de viol qu’est la passe.

 

Mais aujourd’hui, personne ne peut ignorer les processus d’entrée dans la prostitution, les vulnérabilités des victimes qui ont connu dans leur enfance et leur adolescence des violences psychologiques, physiques et sexuelles venant d’abord de l’environnement proche et de la famille, les pressions et les conditions de vie de celles qui sont trafiquées et amenées vers les consommateurs ou offertes aux touristes gourmands de jeunes corps. Personne ne peut ignorer les conséquences destructrices de ces moments de pure domination que sont les passes. Refuser de proposer aux personnes prostituées de sortir de cette situation et ne pas vouloir l’abolition d’un tel système mondialisé, produit évident de l’appropriation collective des femmes par les hommes, c’est au moins ne pas porter assistance à personne en danger, c’est assigner des femmes au plaisir d’hommes et donc être du côté des violents et justifier une forme d’esclavage.

 

Les féministes ne peuvent que se mettre d’accord sur ce refus qu’exprimait très clairement Najat Vallaud-Belkacem : à l’Assemblée nationale le 29 novembre 2013 : « Les femmes ont chèrement conquis le droit à la libre disposition de leur corps. Ce droit est essentiel et c’était bien sûr un droit sexuel. Un droit que je soutiens pleinement. Et c’est précisément parce que je le soutiens sans faille que je ne reconnais pas le droit à disposer du corps d’autrui, que je réfute de toutes mes forces cette vision archaïque selon laquelle le corps des femmes serait un corps disponible ».

 

Lutter contre le système prostitutionnel n’est pas être contre les personnes prostituées comme nous en accusent les pro-prostitution. Au contraire, nous avons voulu la dépénalisation des victimes et la pénalisation des auteurs de violence. Comme pour l’approche des violences dans le couple, nous n’obligeons évidemment personne à sortir de la prostitution mais nous le proposons, nous accompagnons et nous ne laissons pas penser que la prostitution est un travail et que les clients sont des pauvres hommes qui ont besoin de corps soumis. Nous disons qu’il est inacceptable que des hommes chosifient des enfants, des femmes et des hommes, qu’ils imposent leurs perversions et jouissent de leur pouvoir. Nous tentons de donner aux victimes les soins et la force de reconquérir leur autonomie. C’est elles qui décident de leur chemin. Nous voulons changer la culpabilité de camp et pour cela le droit et la loi sont incontournables, l’abolition du système prostitutionnel comme celle du patriarcat est primordiale à toute démarche vers l’égalité.

 

A celles et à ceux qui ont voulu, lutté, fait cette loi du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », à celles et ceux qui ont compris la profonde, terrible violence qu’est la prostitution et qui nous ont rejoint.e.s: ne pensons pas que la loi une fois gagnée nous pouvons passer à autre chose, ne baissons pas les bras. Exigeons son application ! Les résistances sont grandes, brisons les !

 

Continuons à lutter, à expliquer, à convaincre. Vouloir abolir la prostitution et accompagner les victimes vers la sortie de cette situation, c’est faire chemin avec elles pour l’émancipation de toutes les femmes.

 

Geneviève Duché
Présidente de l’Amicale du Nid de 2011 à 2017