Une saison masquée, les personnes prostituées en grande difficulté

Un texte de Geneviève Duché[1], 23 septembre 2020

 

Bénévoles et salarié·es de l’Amicale du Nid, nous avons fait le constat depuis le confinement, de la plus grande précarité des personnes en situation de prostitution (une écrasante majorité de femmes) qui ont perdu une grande partie de leur revenu, n’ont pu trouver l’aide des parcours de sortie (commissions suspendues, dossiers difficiles à réaliser, non délivrance ou non renouvellement du droit de séjour à des personnes en parcours de sortie) et ont souvent été soumises à plus de violences encore, pressées de rapporter de l’argent aux proxénètes en prenant tous les risques. Dans les associations spécialisées dans le domaine social, il y a, dans cette période, une attention soutenue portée aux plus exposé·es, aux plus vulnérables et une grande mobilisation des acteurs·rices comme dans le système sanitaire soumis à une charge à la limite du supportable tant sur le plan physique que psychique.

 

Pour les personnes prostituées, la période de confinement a été particulièrement atroce. Pourtant les médias ont fait écho tout au long de la crise à un discours dépourvu de tout recul, en parlant des personnes prostituées comme de « travailleuses du sexe », terminologie qui ne fait que renforcer la normalisation de la prostitution. Les associations habituelles pro-prostitution sont allées jusqu’à demander au gouvernement « un soutien pour cette profession » au même titre que pour les artisans et les entrepreneurs individuels. Ce qui revient à demander que l’Etat aide les proxénètes et les trafiquants qui ont perdu de l’argent. Les victimes du système prostitutionnel, elles, doivent être directement aidées et protégées dans une situation encore plus tendue, encore plus violente que d’habitude. La loi de 2016 devait et doit être appliquée avec encore plus de détermination. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Pourtant depuis mars, des intervenant·es de l’Amicale du Nid et du Mouvement du Nid ont observé que plus que d’habitude des personnes en situation de prostitution disaient, dans les premiers contacts, vouloir sortir de la prostitution. C’est vers cette issue, seule possible, que nous devons concentrer tous nos efforts tout en respectant le temps des victimes.

 

Sur France Culture, début septembre, une émission « escort au temps de coronavirus » a invité des travailleuses du sexe à parler de leur vie et de leur activité, ce n’est pas la première fois, et tous les poncifs des pro-prostitution y étaient réunis. Sur France inter c’est la GPA qui est promue. Et rien sur ceux qui achètent, rien sur la domination masculine, rien sur la marchandisation du corps des femmes. On se demande ce qu’est ce service public qui ne connait ni la loi, ni le mouvement des femmes qui hurle sa détermination d’en finir avec les violences sexistes et misogynes et la servitude. Faut-il appeler à boycotter l’écoute de ces radios ? Personnellement j’ai supprimé mon abonnement à Télérama après l’affaire Emma Becker. Régulièrement les media nous saturent de messages dans lesquels les femmes disent aimer leur aliénation. Tout aussi régulièrement les associations féministes et abolitionnistes leur demandent de cesser de parler de « travailleurs du sexe » et d’inviter des abolitionnistes. La réponse est toujours la même : « nous faisons parler les personnes qui peuvent témoigner directement de leur activité ! ». Or il existe un mouvement international abolitionniste des survivantes qui interviennent dans les media, dans des colloques. Des livres ont été écrits par des femmes sorties de la prostitution, des témoignages et des récits de vie ont été récoltés, des vidéos ont été tournées par des victimes de la prostitution. La parole des victimes du système prostitutionnel est là, présente, terrible. J’ai publié beaucoup de témoignages dans mon livre comme le fait avec constance la revue Prostitution et Société. Mais il y a aussi des empêchements sérieux à « donner aux journalistes une parole qui fait de l’écoute » lorsqu’ils·elles nous appellent, rarement, pour nous demander si nous ne connaissons pas une personne prostituée qui pourrait parler de sa situation. Sait-on la difficulté du cheminement de sortie de la prostitution, cette prise de conscience d’une trajectoire subie de violences cumulées depuis l’enfance et l’adolescence pour la plupart, le poids et les effets sur la santé du psycho-trauma ? Les effets d’une exposition publique pas complètement assumée sont dangereux pour la personne, même quand elle est voulue en apparence ils ont souvent un impact difficile à supporter. La parole des victimes du système prostitutionnel vient après une longue mise en confiance. Qui serions-nous pour exposer inconsidérément ces personnes ? La honte reste prégnante chez elles longtemps. Dans l’accompagnement il y a le travail sur ce ressenti de honte, de dégout d’elles-mêmes, de culpabilité. Ce travail de sortie s’appuie sur la prise de conscience des contraintes et violences subies, de l’organisation d’un système de domination qui a violé leur consentement. Il y a aussi l’existence d’un entourage, d’une famille qui n’est pas forcément au courant de leur situation. Beaucoup de femmes en situation de prostitution ont des enfants et ne veulent pas les exposer en témoignant. Beaucoup aussi ont été soumises à des proxénètes et trafiquants qui les recherchent pour les punir. Alors que les personnes qui témoignent pour dire qu’elles ont, avec la prostitution, une activité rémunératrice qui leur convient, renforcent l’emprise de ces proxénètes. Les journalistes ne se posent-ils pas la question ?  Les femmes qui témoignent alors qu’elles sont en situation de prostitution ne peuvent que valoriser et justifier leur situation, elles ne peuvent pas dire ce qu’elles subissent et quel est le comportement des clients, elles les perdraient et se mettraient en danger, on le comprend. Mais est ce que le public et les média savent que beaucoup des témoignages, en dehors des porte-parole d’organisation pro-prostitution et encore !, sont en fait des appels au secours,  un moyen de dire dans quoi on est pris·e, comme un appel à l’aide.

 

Nous avons découvert récemment avec des amies du groupe Abolition, que l’université Paris Diderot fait intervenir le Strass dans un DU « Violences Faites aux Femmes / Violences de Genre » : « Cette formation, dit le descriptif du diplôme, s’adresse à des étudiant.e.s  et à des professionnel.le.s confronté.e.s à la problématique de la prise en charge de situations de violences faites aux femmes. Son objectif pédagogique est le suivant : elle offre des outils théoriques (éclairages universitaires pluridisciplinaires, mise à disposition d’une bibliographie, orientation méthodologique) et techniques (analyse des pratiques sous la supervision d’un·e enseignant.e-chercheur.e) sur la problématique des violences. La formation se veut un espace de réflexion quant aux différentes situations de violence marquées par une inégalité structurelle entre personnes de genres différents : les violences conjugales, le harcèlement sexuel, les viols, les féminicides et tout autre acte où la dimension du genre occupe une place centrale ». N’apparait pas dans le programme le mot prostitution ou système prostitutionnel maintenant inclus dans les violences faites aux femmes et faisant l’objet depuis 2016 d’une loi pénalisant les proxénètes et les clients, comme sont poursuivis les auteurs de violence dans le couple, de harcèlement et de viol évidemment.

 

Il y a de quoi s’interroger sur la pertinence d’un contenu pédagogique qui dit aux étudiant·es que la prostitution est un travail comme un autre, alors que parmi les rôles de l’université il y a ceux qui permettent de transmettre des outils critiques pour dévoiler les dominations et mettre sur la voie de l’émancipation, des outils pour savoir ce qu’est la dignité humaine et pour faire des choix de vie professionnelle éclairés.

 

La prostitution est une violence qui détruit l’intégrité et la santé des victimes, cela est maintenant montré et très documenté par les études de psychologie et de médecine. La prostitution pose un problème de santé publique tellement les conséquences sont graves. La réduction des méfaits d’une violence intrinsèque liée à une double domination, celle des hommes sur les plus vulnérables et celle par l’argent, ne peut passer que par l’absence (abolition) de la prostitution. Il est donc dommageable et dangereux de laisser penser à des professionnel·les qui vont rencontrer des victimes de cette violence et à des étudiant·es, que la prostitution pourrait faire métier. Par ailleurs cela est totalement contradictoire avec la lutte contre les violences faites aux femmes.  L’invitation faite à des pro-prostitution dans ce DU laisse donc penser que des violences pourraient être tolérables puisque rapportant de l’argent… surtout aux proxénètes.

 

Florence Montreynaud a rapporté son étonnement et sa déception à propos d’un article de Causette de juin 2020, d’Océan et du Dr Kpote ! Scandalisée elle le ressentait comme une promotion de la prostitution et le leur a écrit. La réponse est sidérante : « l’article dont vous parlez (pp. 64-65 du Causette de juin) ne promeut pas la prostitution, mais fait entendre la voix des jeunes (comme à chaque fois dans ces chroniques du Dr Kpote). En l’occurrence, quelques-uns ont imaginé faire rouvrir les maisons closes s’ils étaient au gouvernement. Le but de cet exercice de mise en situation est de travailler sur leurs représentations. Dr Kpote est un acteur de la prévention, dont le principal souci concernant la prostitution est de mettre en garde sur les risques psychosociaux relatifs à celles ou ceux qui la subiraient… Mais aussi, Dr Kpote se démène pour que ces ados apprennent à respecter les travailleur-euses du sexe. Et il y a du boulot ! C. »

 

Dans cette réponse, nous avons, résumés, le point de vue et les idées clés de la promotion de l’action  néo-réglementariste.

 

La prostitution subie peut avoir des effets psychosociaux, une concession! , mais  il y en aurait une qui n’est pas subie et voulue en toute liberté, qui serait donc inattaquable. Les actions comme celles de Médecins du Monde sont des actions de réduction des méfaits de la prostitution, ça commence par la prévention IST, – absolument nécessaire évidemment !- et des propositions pour sécuriser celles et ceux qui pratiquent la prostitution. Les solutions pour ce type d’associations seraient : ne pas les isoler, alors que toute personne prostituée se trouve seule avec le prostitueur (client), recréer des maisons de prostitution (comme les grands bordels allemands ou de la Jonquera ? et comme s’il n’y avait pas de violence dans ces maisons), supprimer la loi de pénalisation des clients et des proxénètes (pour mieux laisser s’épanouir hommes violents et trafiquants ?). Les pro-prostitution reconnaissent qu’il y a de la violence extrinsèque dans « ce travail » mais jamais que la prostitution est une violence intrinsèque. Enfin les réglementaristes annoncent leur respect pour les « travailleurs·ses du sexe » -qui est contre respecter un être humain ?. La prostitution serait donc un travail à respecter, travail qui peut même souligner la force, le courage, l’autonomie des personnes qui l’exercent parce que ce serait un travail difficile et dangereux, justifications de la prostitution qui se trouvent aussi dans les propos de « féministes libérales ». Certes, il en faut de la résistance pour supporter une telle violence, comme il en faut aux femmes du monde entier pour supporter leur servitude, leur enfermement, les coups et les viols tarifés ou pas. Mais l’autonomie réelle, – et le féminisme- c’est lutter individuellement et collectivement contre le patriarcat et l’appropriation des femmes par les hommes, ce n’est pas s’y plier pour conforter les assignations, satisfaire les désirs de domination et les ego des hommes et faire gagner de l’argent aux entrepreneurs de la prostitution.

 

Jamais rien dans les media, bien sûr, sur les clients et leur achat de l’usage de corps, d’actes sexuels, sur la violence de cet acte, sur son opposition avec toute pratique de la liberté et de l’émancipation pour les êtres humains. De ce fait, les pro-travail du sexe sont eux-mêmes et représentent des violents qui veulent exercer leur domination sans entrave, qui ne s’intéressent qu’à leur plaisir et leur liberté…de nuire.

 

Voilà ! Nous devons être aussi efficaces en démolissant ces idées et ces mots : prostitution forcée, travail du sexe. Nous devons avoir les moyens de développer un accompagnement des victimes vers la sortie du système prostitutionnel (de l’industrie du sexe dans son ensemble et donc de la pornographie aussi), Nous devons montrer notre respect pour elles, ce qui implique que l’on ne s’arrête pas à la réduction des méfaits mais qu’on supprime ces derniers c’est à dire qu’on agisse pour l’abolition de ce qui les produit.

 

Le combat pour l’abolition du système prostitutionnel n’est ni charitable, ni moralisant, c’est un combat politique à mener avec les personnes victimes de ce système et pour l’égalité et l’émancipation de tous·tes.

 

Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas ! Andrea Dworkin

 

 


[1] Autrice du livre « Non au système prostitutionnel, une analyse féministe et abolitionniste, en libre lecture sur le site de l’Amicale du Nid (https://amicaledunid.org/ressources/non-au-systeme-prostitutionnel/) et le site « Ressources prostitution ». Ancienne présidente de l’Amicale du Nid.