Le commissaire divisionnaire Lénaïg LE BAIL, chef de l’office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) depuis septembre 2023, a un parcours policier particulièrement orienté vers le judiciaire et les atteintes aux personnes, avec un attachement profond aux victimes.
Ayant intégré les rangs de la police nationale en qualité de commissaire en 2009, et après une première affectation généraliste dans l’Essonne, elle se spécialise dans le domaine judiciaire en prenant la tête du service d’investigation du commissariat de Fort-de-France (972).
En 2017, elle rejoint la direction de la police judiciaire, au sein de l’office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), service coordonnant la lutte contre les violences aux personnes dans de nombreuses formes homicides, crimes sériels, disparitions très inquiétantes, traitement de “cold cases”, dérives sectaires, pédocriminalité notamment en ligne). A compter de 2021, elle exerce au sein de la sous-direction antiterroriste, avant de prendre la tête de l’OCRTEH.
Que pouvez-vous nous dire de l’évolution digitale des modes opératoires du proxénétisme ?
La dématérialisation de la traite à des fins d’exploitation sexuelle et du proxénétisme est un phénomène observé depuis plusieurs années par l’office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), qui caractérise les modes opératoires de la quasi-totalité des organisations criminelles.
L’essentiel du phénomène prostitutionnel, et donc de son exploitation, s’est déplacé de la voie publique à des espaces fermés, s’accompagnant d’une digitalisation de l’ensemble des étapes du proxénétisme. Le recrutement des victimes se fait ainsi aujourd’hui principalement en ligne, via les réseaux sociaux, de même que la diffusion de l’offre prostitutionnelle. Les clients contactent les victimes par téléphone, et sont parfois en contact avec des standards téléphoniques gérés par les proxénètes. La prestation a généralement lieu dans des appartements loués pour une courte durée ou en hôtel. Les victimes sont souvent très régulièrement déplacées de ville en ville, les en rendant ainsi d’autant plus invisibles et vulnérables. Cette discrétion rend d’ailleurs la répression des clients plus complexe. Le transport des victimes d’un lieu d’exploitation à un autre est assuré par des prestations réservées sur internet (train, bus, VTC). Le contrôle de la victime, son placement sous emprise et les pressions psychologiques qu’elle subit sont exercés via des messageries cryptées, générant un réel contrôle numérique. Les transferts financiers des fonds criminels de la victime à son proxénète sont souvent effectués par virements en ligne voire en cryptomonnaies.
Le seul acte qui, jusqu’à présent, échappait à cette dématérialisation était l’acte sexuel à proprement parler, mais cette dernière barrière semble tomber progressivement avec le développement du caming, phénomène qui s’inscrit dans la tendance déjà existante du live streaming. La particularité du caming est que ses utilisateurs, les camgirls et camboys, se livrent devant une webcam à des agissements à caractère sexuel retransmis en direct à des clients qui les sollicitent et les rémunèrent.
L’OCRTEH n’est pour l’heure pas en mesure d’apporter une réponse judiciaire au phénomène des camgirls ou camboys, car il ne satisfait pas aux exigences de la jurisprudence de la Cour de cassation de 1996, confirmée le 18 mai 2022, qui fixe le cadre de la prostitution : un contact physique entre le client et la victime est exigé. Pour autant, une infraction spécifique a été créée par la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste. Cette dernière réprime le fait pour un adulte d’inciter un mineur à se livrer à des pratiques sexuelles sur internet, punie de 7 ans de prison et de 10 ans si la victime a moins de 15 ans.
Le proxénétisme français est-il la première forme de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle (TEHES) ?
Détecté à compter de 2015, le phénomène dit de « proxénétisme de proximité », un temps qualifié de « proxénétisme de cité » au regard de son ancrage initial, est aujourd’hui la principale forme de proxénétisme en France, représentant en 2023 plus de la moitié (56 %) des affaires d’exploitation sexuelle à des fins prostitutionnelles diligentées par les forces de sécurité intérieure, supplantant les réseaux criminels internationaux, et ne cessant d’augmenter. La nationalité des auteurs et des victimes est quasi exclusivement française.
Le « proxénétisme de proximité » se caractérise principalement par la petite taille des structures criminelles (moins de 5 mis en cause et/ou moins de 5 victimes). Ce phénomène touche l’ensemble du territoire national (centres urbains, périphéries, zones rurales). Les proxénètes sont généralement jeunes, parfois mineurs, souvent défavorablement connus pour des affaires de droit commun ou issus du narcotrafic. Ils s’orientent vers le proxénétisme par opportunisme (économique, sociétal, etc.), sans méthode ni logistiques définies, afin de faire évoluer ou diversifier leur activité criminelle grâce à ces agissements lucratifs plus discrets et ne nécessitant pas d’investissement financier initial.
Les victimes sont essentiellement de jeunes filles françaises, mineures ou jeunes majeures, issues de tous les milieux sociaux. Souvent vulnérables à cause de ruptures familiales, sociales ou scolaires, elles sont principalement recrutées en ligne, mais également dans leur cercle d’amis, dans les foyers où elles sont placées, au collège/lycée, voire directement sur la voie publique. Dans un contexte de « glamourisation » de la prostitution et d’utilisation massive et parfois incontrôlée des réseaux sociaux, la plupart des jeunes filles perçoivent cette activité comme une forme de contrôle sur leur vie et leur corps, offrant une illusion de liberté et d’autonomie financière, sans conscience du traumatisme engendré. Certaines sont ainsi plutôt pro-actives et rejettent leur statut de victime, rendant difficile leur prise en charge policière ou l’aide d’associations spécialisées.
Les proxénètes utilisent les fragilités sociales des jeunes filles et l’entre soi alimenté par les réseaux pour maintenir une emprise très forte sur leurs victimes et n’hésitent pas à recourir à la violence physique, psychologique et aux abus sexuels. Leur part promise des gains prostitutionnels (50 % en moyenne) est souvent gardée par les proxénètes.
Quelle est l’évolution des réseaux de proxénétisme et de TEHES étrangers ?
Les réseaux criminels étrangers jouent un rôle majeur dans la TEHES et le proxénétisme en France. En 2023, 47 % des victimes identifiées par les forces de l’ordre étaient en effet d’origine étrangère. L’origine des organisations criminelles exploitant sexuellement ces victimes sur le territoire national a en revanche fortement évolué depuis la crise sanitaire.
En forte hausse depuis 2020, les réseaux issus d’Amérique latine et des Caraïbes (62 % des victimes étrangères en 2023) sont de plus en plus présents sur le territoire français et sont prépondérants par rapport aux autres réseaux étrangers en 2023. Ces réseaux recrutent des victimes dans leurs pays d’origine dans des conditions de précarité extrême, souvent en leur promettant un travail en Europe. Une fois arrivées en France, généralement après être passées par des pays de transit (notamment l’Espagne), ces femmes sont contraintes à rembourser d’importantes dettes liées à leur transport et à leur hébergement, ce qui renforce leur exploitation. Certaines victimes sont conscientes, dès le départ, qu’elles vont être prostituées en Europe, mais sont trompées sur les conditions dans lesquelles elles vont se trouver, le rythme auquel elles seront soumises et l’absence totale de libre arbitre qu’elles vont subir. Les proxénètes exercent sur elles une très forte emprise psychologique, s’appuyant notamment sur des menaces envers leurs proches dans les pays d’origine. Leur vulnérabilité est renforcée par la méconnaissance de la langue française et l’absence d’ancrage sur le territoire national. Ces réseaux sont généralement très structurés et ont largement recours aux procédés de digitalisation de l’exploitation.
Les réseaux chinois (13 % des victimes étrangères en 2023) continuent d’exploiter un nombre important de victimes, notamment dans des salons de massage. Bien que cette forme d’exploitation soit plus difficile à détecter, notamment en raison de l’apparence légale de certaines structures, les forces de sécurité intérieure interviennent régulièrement pour démanteler ces réseaux. L’exploitation sexuelle des victimes chinoises se fait également de plus en plus souvent selon les modes opératoires dématérialisés, de manière mobile, avec des victimes déplacées d’une ville à l’autre, et exploitées en appartements loués pour une courte durée. Le nombre d’annonces proposant des prestations d’escorting par des femmes chinoises a d’ailleurs augmenté ces dernières années.
Les réseaux d’Europe centrale et orientale (11 % des victimes étrangères en 2023) restent actifs, avec une présence notable de groupes russophones et balkaniques, parfois impliqués dans des formes de proxénétisme plus traditionnelles, comme l’exploitation sur la voie publique, même s’ils exploitent également les victimes dans des espaces fermés.
En revanche, de moins en moins de réseaux criminels nigérians sont détectés par les forces de sécurité intérieure ces dernières années. Cette évolution pourrait s’expliquer par la répression accrue de ces structures criminelles, la baisse des mouvements migratoires en provenance de cette région, la diversification des activités criminelles de ces réseaux, l’importance du travail d’accompagnement – notamment associatif – développé à l’égard de ces victimes, et la déclaration de l’Oba de Bénin en 2018, qui a permis de décrédibiliser l’influence du « juju ». Contrairement aux autres filières de traite étrangères, les réseaux nigérians n’ont pas dématérialisé leurs pratiques et exploitent toujours les victimes sur la voie publique.
Les organisations criminelles agissant dans le cadre de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle (TEHES) et du proxénétisme, bien qu’ayant des modes opératoires distincts, partagent la caractéristique d’utiliser des méthodes de coercition psychologique, des violences physiques et des menaces pour maintenir le contrôle sur leurs victimes. Les récentes évolutions indiquent que, malgré les efforts de répression, la TEHES et le proxénétisme continuent de prospérer en France dans un contexte de digitalisation de l’exploitation qui soulève de nouveaux défis pour l’ensemble des acteurs de la lutte contre la traite.