Entretien à deux voix à propos du livre de Geneviève Duché et de Marie-Hélène Franjou, anciennes présidentes de l’Amicale du Nid:« Pour un accompagnement féministe et abolitionniste des personnes victimes de la prostitution, une violence sexuelle et sexiste »

« Pour un accompagnement féministe et abolitionniste des personnes victimes de la prostitution, une violence sexuelle et sexiste », publication Amicale du Nid, octobre 2024.

 

Notre livre présente l’analyse du système prostitutionnel et ses acteurs et actrices pour montrer la nécessité d’aborder la prostitution comme une violence sexiste et sexuelle, de construire un abolitionnisme cohérent et effectif ainsi que de proposer aux victimes de la prostitution un accompagnement féministe qui leur permette de sortir de la prostitution.

 

Analyse du système prostitutionnel, son origine :

 

Nous avons fait cette analyse à partir de deux éléments :

 

D’une part l’analyse du système patriarcal, de l’oppression du groupe des femmes par le groupe des hommes et des assignations de genre, de la valence différentielle des sexes (Françoise Héritier) et de l’appropriation du corps des femmes par les hommes pour la production d’enfants, pour les soins et pour le sexe (Colette Guillaumin) etc.

 

D’autre part les témoignages des personnes sorties de la prostitution, des survivantes, et de personnes qui sont en situation de prostitution, qui disent toutes leur vulnérabilité créée par des histoires personnelles, familiales et/ou sociales faites de violences subies très souvent sexuelles, économiques, des handicaps etc.

 

Ces deux façons d’aborder le problème nous permettent d’inscrire la prostitution dans le continuum des violences contre les femmes, de la sortir des représentations glamourisées et de faire comprendre que les fameux « besoins sexuels des hommes » ne sont que construction d’une domination violente et d’une volonté de chosifier le corps des femmes en le marchandisant et en le violant.

 

Les mécanismes et logiques combinés du système économique et des rapports sociaux de sexe créent des inégalités et des vulnérabilités qui renforcent le système prostitutionnel.

 

Les forces et les faiblesses de la loi du 13 avril 2016 :

 

La première force de cette loi abolitionniste (c’est-à-dire non prohibitionniste et non réglementariste, nous précisions ces régimes dans le livre) c’est d’exister et d’être cohérente et globale en tant que remise en question du système prostitutionnel et du système patriarcal qui l’engendre.

 

Elle prévoit des mesures pour les différents aspects systémiques : les victimes protégées et accompagnées vers la sortie de la prostitution lorsqu’elles le souhaitent (fin des poursuites pour racolage) ; les clients, ceux qui font que la prostitution existe, poursuivis, c’est-à-dire l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel (ce qui complète l’abolitionnisme de la Convention internationale de 1949 ratifiée en France en 1960 seulement), lourde pénalisation de l’achat d’acte sexuel aux mineur·es ; l’augmentation de la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ; et  pour essayer de prendre cette violence à la racine, la prévention auprès des jeunes par l’éducation à la vie sexuelle (nous préfèrerions à la vie affective et sexuelle),  et à l’égalité entre les femmes et les hommes complétée par une sensibilisation sur les dangers de la prostitution . De plus un décret de la loi intègre un référentiel de réduction des risques, la prostitution étant un problème de santé publique.

 

Les faiblesses de la loi tiennent tout d’abord à la faible volonté politique de l’appliquer dans toutes ses dimensions :

On connait les carences de l’éducation à l’égalité F/H et à la sexualité à l’éducation nationale

 

Si l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) a renforcé son action contre les trafiquants avec quelques résultats positifs, le manque de moyens en personnel, la priorité donnée par le ministère de l’intérieur à d’autres types de délinquances, les manques en formation des personnels sur la prostitution et le contexte général de la montée du masculinisme ne favorisent pas une réelle poursuite des clients et des proxénètes. Pour les mineur·es les sanctions pénales concernant les clients prostitueurs souvent pédocriminels ont été accrues mais les poursuites sont très insuffisantes. Par ailleurs La loi n’a pu introduire de moyens coercitifs contre la chasse des clients par internet.

 

Les parcours de sortie de la prostitution sont inégalement mis en place dans les départements français (préfectures). Les attitudes anti migratoires de certains préfets rendent difficiles l’aide aux victimes étrangères et leur accès au droit de séjour. L’allocation AFIS qui permet aux victimes d’avoir un revenu de substitution pour sortir de la prostitution est trop faible et nécessite que les personnes concernées puissent être hébergées pour fuir l’emprise des proxénètes. Les moyens donnés aux associations pour les PSP sont insuffisants.

 

Si quelques avancées ont été faites depuis 2021, avec notamment une plus grande attention portée à la prostitution des mineur·es par les pouvoirs publics, toutes les victimes ne bénéficient pas en France d’un accompagnement vers leurs droits et la sortie de prostitution, loin s’en faut, et bien peu d’enfants reçoivent un message de prévention, pourtant indispensable.  

 

L’accompagnement féministe des personnes adultes et mineures en situation de prostitution :

 

Nous avons développé un aspect fondamental du projet associatif de l’AdN. L’analyse féministe apporte une attitude, une écoute spécifique et une méthode. Elle est incontournable dans l’accompagnement des personnes en situation de prostitution et aboutit logiquement à l’abolitionnisme. Elle apporte :

L’analyse de la prostitution comme violence sexuelle et sexiste (depuis 2011 en France, et ce sont les féministes qui l’ont fait reconnaître).

L’analyse de la prostitution comme un moyen d’appropriation collective du corps des femmes dans le système de domination masculine qui produit des violences dès l’enfance ce qui vulnérabilise un grand nombre de femmes mais aussi d’hommes et de trans.

 

La prise de conscience que la prostitution des adultes est la plupart du temps le prolongement de la prostitution des mineur·es et qu’elle n’est pas moins destructrice, avec évidemment la nécessité d’une protection spécifique des mineurs et une interdiction de leur prostitution. Un chapitre est consacré à la prostitution des mineur·es.

L’analyse de la prostitution comme problème social et politique, et non seulement comme une trajectoire particulière et individuelle d’une personne prostituée.

Un accompagnement des personnes en situation de prostitution en tant que victimes, ce qui donne des droits. Et nous développons cette question dans le livre.

Une attention particulière aux conséquences de cette violence sexiste et sexuelle, un viol tarifé pour nous, sur la santé physique, psychique et sexuelle des victimes et en particulier les effets du traumatisme.

La pleine reconnaissance des responsables directs et indirects du système prostitutionnel, « clients », proxénètes et trafiquants, les prostitueurs, mais aussi les institutions qui laissent faire.

Une écoute et un savoir « faire venir le dire de la violence subie » et un accompagnement qui ouvre rapidement des perspectives de sortie de la prostitution.

Un refus de considérer la prostitution comme un travail ou une sexualité.

 

La très mauvaise estime d’elles-mêmes des femmes en situation prostitution, résultat des violences subies souvent avant et par la prostitution, ne doit pas rencontrer de propos culpabilisants ou infantilisants ou renforçant l’idée que c’est un moyen de gagner de l’argent comme un autre. Accompagner une personne prostituée c’est lui proposer d’analyser avec elle les épisodes de sa vie ayant conduit à la situation de prostitution, le comment elle s’est retrouvée dans cette situation. C’est permettre l’abandon de la culpabilité pour retrouver la confiance en soi nécessaire au franchissement de nombreux obstacles à la sortie de la prostitution. C’est aussi permettre la prise de conscience d’être victime d’un système prostitutionnel lui-même produit par le système patriarcal.

 

Nous développons dans le livre l’importance du statut de victime de violences sexuelles et sexistes qui n’est pas passivité mais au contraire moyen de se battre et de faire valoir ses droits fondamentaux. Nous voyons bien aujourd’hui avec le mouvement #MeToo combien il faut de ténacité, de force, de courage aux victimes qui dénoncent les violences sexuelles subies et les hommes qui les ont perpétrées contre elles.

 

L’intervention féministe, c’est aussi faire se rencontrer les personnes ayant vécu les mêmes humiliations et dominations pour avoir le support des paires. C’est une solidarité mise en œuvre, une égalité, et non un accueil surplombant entre quelqu’une qui est en position de demande d’aide et quelqu’une qui est en position de savoir aider. L’intervention féministe rend possible le questionnement sur les violences qui font souvent peur aux intervenantes sociales trop peu encore formées dans ce domaine et les implique dans leur propre cheminement et lutte contre l’oppression masculine. Ce sont des féministes qui ont mis à jour, dénoncé, l’omniprésence des violences sexuelles et sexistes dans les sociétés patriarcales, qui ont analysé leurs mécanismes (domination, emprise, égotisme masculin etc.) et leurs effets sur la santé physique, psychique (stress post traumatique etc.) et sexuelle des victimes, qui ont dit les violences subies, qui ont écouté et entendu leurs sœurs.

 

Le risque d’un accompagnement non féministe et non abolitionniste est de réduire cet accompagnement à quelques droits -évidemment essentiels aussi- mais sans donner les moyens réels aux victimes de prostitution de sortir de cette situation. Certains accueils ou accompagnements de personnes prostituées qui ne considèrent pas la prostitution comme une violence mais comme une activité, les maintiennent dans leurs souffrances. Une violence ne s’aménage pas mais se combat.

 

Présentation des autrices :

  • Marie-Hélène Franjou, pédiatre et médecine de santé publique ayant exercé en Protection Maternelle et Infantile, féministe engagée depuis les années 1970.
  • Geneviève Duché, universitaire diplômée en Economie, sociologie et psychologie, féministe engagée depuis les années 1970. Adhérente depuis 20 ans à l’Amicale du Nid.