Loi sur la prostitution : « Dépénaliser serait une catastrophe »

Saisi par neuf associations, en novembre 2018, le Conseil d’Etat a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la loi de 2016 qui pénalise les clients de la prostitution. Un collectif de médecins dans une tribune au « Monde » s’alarme d’une possible abrogation du texte.

 

Tribune. Rien ne permet en 2019 d’affirmer qu’il y a plus de violences envers les personnes en situation de prostitution depuis la loi du 13 avril 2016 qui visait à renforcer la lutte contre le système « prostitutionnel » et à accompagner les personnes prostituées. Par contre, la loi a permis d’inverser la charge pénale et, ce faisant, oriente vers les vrais responsables de l’existence de la prostitution. Dépénaliser serait une catastrophe, tant sur le plan des violences que sur celui de la prise en charge sociale et sanitaire.

 

Médecins du monde et d’autres associations réglementaristes questionnent le Conseil constitutionnel : la disposition de la loi pénalisant les clients n’est-elle pas contraire au droit au respect de la vie privée et à la liberté d’entreprendre ? Mais de quelle vie privée s’agit-il ? Sans doute pas de la vie privée des personnes en situation de prostitution dont la vie sexuelle et relationnelle est saccagée.

 

De quelle liberté d’entreprendre s’agit-il ? Probablement celle des proxénètes et des passeurs, au détriment du principe d’inaliénabilité et d’indisponibilité du corps humain, défini par le code civil et garanti par la Constitution à chaque citoyen et citoyenne, protégeant les plus vulnérables et précaires du commerce de leur corps.

 

Violence

« La prostitution, c’est la bouche, le vagin, le rectum, pénétrés d’habitude par un pénis, parfois par des mains, parfois par des objets, pénétrés par un homme et un autre et encore un autre et encore un autre et encore un autre. Voilà ce que c’est. » Ainsi s’exprimait Andréa Dworkin, survivante de la prostitution dans Pouvoir et violence sexiste (Ed. Sisyphe, 2017).

 

Dans son essence même la prostitution est une violence pour retirer toute dignité humaine à la personne achetée en en faisant un simple objet de plaisir pour autrui. A cette violence initiale perpétrée sur des personnes vulnérables s’ajoutent les viols, les coups, les insultes, les actes de barbarie, les meurtres, et ce quelles que soient les formes de prostitution. Les clients achètent, ils exercent leur domination et se permettent tout. Toutes les survivantes de la prostitution en témoignent.

 

Les violences du système prostitutionnel ont des conséquences dramatiques sur la santé physique, psychique et sexuelle des personnes prostituées quand elles ne sont pas à l’origine d’un décès. Dans un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), un gynécologue hospitalier ayant examiné de nombreuses femmes victimes constatait : « Des cicatrices consécutives au fait d’avoir été attachées, traînées, griffées, ainsi que des arrachages de cheveux et des brûlures de cigarette. Au niveau vulvo-vaginal, l’examen retrouve des vulves très déformées, et parfois des vagins cicatriciels durs et très douloureux, notamment dans la partie haute du vagin où il existe parfois des cicatrices rétractiles en diminuant nettement la longueur. »

 

Santé publique

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) dénonce les conséquences de la violence et de la coercition sexuelles sur les femmes, car elles constituent un problème de santé publique de toute première importance. Ces violences vécues multiplient par cinq ou six les risques d’être à nouveau la cible de nouvelles violences, les risques de dépressions, et par dix-neuf les tentatives de suicide, selon Patricia Romito, professeuse de psychologie à l’université de Trieste.

 

Vivre la prostitution, c’est avoir une espérance de vie très écourtée : 40 ans, contre 85 ans chez les femmes de la population générale. Les personnes en situation de prostitution ont un taux de mortalité très supérieur à ce qu’il est dans la population générale dû notamment à des meurtres mais aussi à l’usage de drogues pour supporter la prostitution, à des accidents, à des maladies chroniques non traitées.

 

C’est être six fois plus victime de viols qui font le lit du stress post-traumatique et de la mémoire traumatique (enquête Prosanté, 2010-2011).

 

Et on le sait aujourd’hui, les conséquences du stress post-traumatique vont au-delà de l’impact neurologique pour diffuser leurs effets sur tout l’organisme, système cardiologique, endocrinologique, immunitaire… L’IGAS, dans son rapport sur la santé des personnes prostituées, avait déjà alerté sur la diversité et la gravité des problèmes liés à l’exercice de la prostitution. On ne peut donc s’en tenir à la prévention des risques infectieux évidemment nécessaire, il convient aujourd’hui de prévenir la violence inhérente à la prostitution qui est le premier facteur de mortalité et de morbidité.

 

Cette prévention doit mobiliser les professionnels de santé, mais aussi l’ensemble de la société. La loi de 2016 le permet. En pénalisant l’achat d’acte sexuel elle montre l’origine de la prostitution, la demande des prostitueurs, et sans cet interdit il serait impossible d’éduquer les jeunes au respect de l’autre et à l’égalité entre les femmes et les hommes.

 

La prévention, c’est aussi et d’abord celle des mauvais traitements infligés aux enfants : 80 % à 95 % des personnes prostituées ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance et adolescence. La loi de 2016 est équilibrée en ce qu’elle pénalise les prostitueurs (proxénètes et clients) ; elle met en place des moyens pour l’accompagnement des victimes à la sortie de la prostitution et organise la prévention auprès des jeunes notamment dans l’éducation nationale.

 

Nous médecins refusons la marchandisation des corps et demandons à l’Etat de mobiliser tous les moyens pour appliquer cette loi et réduire les violences et les conséquences destructrices sur les victimes.

 

Signataires : Sarah Abramovicz, spécialiste de l’excision et de chirurgie réparatrice, hôpital de Montreuil (93) ; Jean-Claude Alt, médecin anesthésiste ; Christophe André, psychiatre et psychothérapeute ; Marianne Barras, médecin légiste, membre du comité territorial du Val d’Oise de l’Amicale du Nid ; Blandine Boquet, médecin gynécologue ; Frédéric Boursier, médecin légiste, membre du comité territorial du Val d’Oise de l’Amicale du Nid ; Josyane Buhot, dermato-vénérologue, membre du GAMS (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles) ; Marie-Hélène Franjou, médecin de santé publique et présidente de l’Amicale du Nid ; René Frydman, médecin spécialiste de la reproduction et du développement de l’assistance à la procréation ; Isabelle Gautier, présidente de l’Association française des femmes médecins ; Annie-Laurence Godefroy, vice-présidente du GAMS Normandie ; Ghada Hatem-Gantzner, cheffe de gynécologie obstétricale, spécialiste de l’excision et directrice de la Maison des femmes à l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (93) ; Axel Kahn, médecin généticien, directeur de recherche à l’Inserm et ancien directeur de l’Institut Cochin, ancien président de l’université Paris Descartes; Gilles Lazimi, médecin généraliste, maître de conférences à la faculté de médecine Pierre-et-Marie-Curie, membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes ; Marie-Laure Moutard, praticien hospitalier, neuropédiatre; Ségolène Neuville, infectiologue hospitalière, ancienne secrétaire d’Etat ; Philippe Nottin, gynécologue obstétricien ; Emmanuelle Piet, médecin de santé publique, présidente du Collectif féministe contre le viol ; Muriel Prudhomme, gynécologue médicale, Paris ; Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie ; Luce Sirkis, dermato-vénérologue, membre du GAMS ; Bernard Thevenot, médecin généraliste ; Judith Trinquart, médecin légiste à l’unité médico-judiciaire de l’hôpital de Gonesse (95) et secrétaire générale de l’association Mémoire traumatique et victimologie ; Sandrine Viguié, médecin du centre de planification de Sarcelles.