Prostitution : «Monsieur le Premier ministre, protégeons notre modèle abolitionniste»

Dans une tribune au Parisien-Aujourd’hui en France, 69 associations de lutte contre les violences faites aux femmes, six anciennes ministres et d’autres personnalités appellent le Premier ministre à défendre la loi de 2016 devant le Conseil constitutionnel.

69 associations de lutte contre les violences faites aux femmes, six anciennes ministres, Najat Vallaud-Belkacem, Roselyne Bachelot, Marie-George Buffet, Pascale Boistard, Yvette Roudy, Laurence Rossignol, et des personnalités engagées pour les droits des femmes. La liste complète sur #NAbrogezPas et http://nabrogezpas.strikingly.com

 

« Abolitionniste de la prostitution depuis 1946, la France a adopté en 2016 une loi qui met fin à la pénalisation des personnes prostituées et interdit l’achat d’un acte sexuel. Cette avancée historique pour les droits des femmes est aujourd’hui menacée au nom de la liberté d’entreprendre par une question prioritaire de constitutionnalité. Monsieur le Premier ministre, l’idéologie réglementariste de reconnaissance du travail du sexe portée par les requérants en abrogation conduit à un modèle juridique de dépénalisation du proxénétisme, incompatible avec la tradition juridique et les obligations internationales françaises. Le danger est donc réel, et c’est à vous qu’il appartient de défendre la loi de 2016 et le modèle français devant le Conseil constitutionnel.

 

Le 13 avril 1946, par la loi dite Marthe Richard, la France ferme 1 500 maisons closes et met fin à un système archaïque dont la vocation était de protéger la santé et la réputation des hommes consommateurs, les michetons. Il se fondait sur une alliance stratégique entre la police, les services d’hygiène et les tauliers, c’est-à-dire les proxénètes propriétaires de bordels légaux. Deux ans plus tard, l’assemblée générale des Nations unies adopte la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaît que la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et leurs droits égaux et inaliénables constituent le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. La même assemblée adopte dès sa session de 1949 le texte fondateur de l’abolitionnisme contemporain.

 

La Convention des Nations unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui rappelle en préambule que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et interdit le proxénétisme sous toutes ses formes, y compris le fait de tirer profit de la prostitution d’une autre personne, même consentante. Cette position abolitionniste consacrée par les Nations unies et réaffirmée par le législateur français en 2011 puis 2016, seule une petite minorité de pays européens ne la partage pas.

 

L’Allemagne et les Pays-Bas n’ont ainsi jamais ratifié la Convention de 1949 et ont choisi, au début des années 2000, d’organiser à nouveau l’exploitation de la prostitution d’autrui en dépénalisant les bordels. Près de vingt ans après l’adoption de leurs politiques libérales proxénètes, ces États voisins font un sévère constat d’échec.

 

Aux Pays-Bas, Lodewijk Asscher, ex-maire d’Amsterdam, vice-Premier ministre de 2012 à 2017 et chef du Parti travailliste, a reconnu dès 2011 que la politique de légalisation du travail du sexe mise en place par son parti était une erreur nationale et que le gouvernement avait été gravement naïf. Selon la police, 50 à 90 % des travailleuses du sexe exerçant dans un bordel légal sont en fait contraintes à la prostitution.

 

En Allemagne, avec plus de 400 000 personnes prostituées en grande majorité étrangères, et seulement 44 personnes ayant opté pour un statut de travailleur du sexe, après onze ans de législation, les médias nationaux ont développé le concept de Bordell Deutschland pour faire le même constat d’échec. Ils accusent l’État d’avoir promu la traite des femmes. Selon Der Spiegel ou la ZDF, seuls les proxénètes et les trafiquants d’êtres humains ont bénéficié de l’explosion du marché du sexe.

 

Monsieur le Premier ministre, si nous attirons votre attention sur ce fossé entre le modèle abolitionniste français et le modèle réglementariste allemand ou néerlandais, c’est précisément parce que les requérants en abrogation de la pénalisation des clients de la prostitution ont en commun de militer pour ce que Médecins du monde appelle la décriminalisation du travail du sexe.

 

L’histoire contemporaine européenne nous montre que cette idéologie conduit à l’introduction d’une distinction entre bonne prostitution consentie (le travail du sexe) et mauvaise prostitution forcée (la traite des êtres humains), et ainsi à un modèle juridique qui dépénalise le proxénétisme pour ne plus condamner que la traite des êtres humains. Le Syndicat du travail sexuel, requérant en abrogation aux côtés de Médecins du monde, ne dit rien d’autre en réclamant en ouverture de son site Web la disparition du Code pénal des dispositions sanctionnant spécifiquement le proxénétisme. Il en fait même un élément constitutif de sa définition de la dépénalisation du travail sexuel. »